解 放 思 想, 破 除 迷 信: Jiefang sixiang, pochu mixin

(Émancipation de la pensée et la destruction de la superstition)

Balayons le totalitarisme sous le tapis, « 6 & 9 », par le Tao Dance Theater


Par Luc Archambault

       Il est toujours difficile de porter un jugement sur un phénomène culturel hors de son contexte d'origine. L'Art qui ruissèle hors de Chine est non seulement de l'art, c'est aussi une affirmation politique. Être en mesure de survivre sous la gangue de la République Populaire de Chine nécessite une adhérence sans faille à la ligne du Parti, de partager un positionnement philosophique en unisson avec les articles officiels de la politique culturelle du Parti Communiste Chinois. À raison de plus pour les artistes qui représentent ce Béhémoth sur la scène internationale. Est-ce que cette réalité devrait diminuer la valeur artistique de toute oeuvre d'art originant de la RPC? Non, mais elle devrait jeter un tantinet de réalisation chez les auditoires étrangers qui accourent en nombre pour consommer cette nouveauté.
       En guise d'entrée de jeu pour l'édition 2018 du FTA, le Tao Dance Theater, directement de Beijing, a été retenu. Pourquoi ? Son directeur artistique, Tao Ye, est un original. Il a été identifié comme l'une des étoiles montantes de la scène Chinoise. Depuis 2008, il a fasciné les auditoires, tant en Chine qu'à l'étranger, avec ses chorégraphies minimalistes, identifiées uniquement par des chiffres. Il a déjà présenté "2" et "Weight x 3" sur les scènes montréalaises en 2012, sous une ovation critique. Mais ne nous bernons pas, ceci représente, dans le fin fond de l'histoire, un effort de propagande. Cet oeuvre est approuvé par une dictature sans âme qui vise à remodeler le monde à son image, sous son emprise. Par exemple, hier, lors du lancement de l'édition 2018 du FTA, la Consul de Chine, directement sortie pour l'occasion du Consulat Montréalais de la RPC, a donné une brève allocution pour célébrer l'événement. Hors, bien qu'elle occupe une position de prestige dans une des métropoles bilingues du monde, elle n'a pu que baragouiner deux mots en français, le reste de son allocution dans la langue de la majorité (!?). Comme si "Speak White" (ou ici "Speak Yellow") prenait tout son sens. À Montréal? Est-ce là un témoignage de respect, ou d'arrogance? 
        Je demeure persuadé que Martin Faucher et son équipe sont des artistes dans l'âme, et non des politiciens. Mais s'enterrer la tête dans le sable et accepter de telles prémisses, qui jettent un ombrage noir sur une oeuvre monstrueuse telle que "6 & 9", dépasse la simple innocence. Ça frôle le ridicule.
       Ces deux chorégraphies impliquent, par leur titres, le nombre de danseurs présents sur scène. La première, "6", se caractérise par les vêtements sombres, l'absence de mouvements individuels, un environnement sonore tout en fortes pulsations frôlant l'obsession. Les six protagonistes, sans marques distinctives aucunes, semblent asexués, presque comme des poupées. Des robots. Des drones interchangeables. 

 
@ Andreas Nilsson

      Ils seront sur scène pendant plus de quarante-cinq minutes. Tout à fait fascinant. Ça évoque l'observation d'une mouche collée à une bande adhésive anti-insecte se démenant pour s'évader de son sort ineluctable. Les pieds des danseurs semblent figés dans du béton. Ils ondulent, tournoient, soumis à une force qui tente de les déchirer, de les libérer. Mais ils restent membres de cette unité contre-nature. Dans cet environnement sombre, Kafkaïen, il n'existe aucun espoir hormis celui de se soumettre à la volonté collective. Anomymat imposé, comme avoir à utiliser le métro de Beijing à l'heure de pointe. C'est presque douloureux à regarder, encore plus à comprendre, pour nous Occidentaux sans véritable idée de la réalité de la vie quotidienne en Chine (mal/heureusement, j'y ai habité en tant que "travailleur étranger" pendant trois longues années).  

@ Marco Feklistoff


      Lors de la seconde partie du spectacle, la scène est baignée de lumière. Les vêtements sont gris, plutôt que noirs. Les neuf interprètes (encore une fois, asexués, difficiles à départagés les uns des autres, du moins de ma mauvaise place assise) "dansent" (danser est un mot trop fort; il serait beaucoup plus approprié de  caractériser cette chorégraphie de "mouvement Browien) un flot malhabile qui semble chercher une direction à adopter. Mais, comme toutes les manifestations chinoises, l'ordre doit triompher, et cette chorégraphie ne s'inscrit pas en porte-à-faux. Elle se termine par une unisson inattendue, où tous les danseurs cessent leurs contorsions spasmodiques et se dressent, immobiles. Fait à noter: dans la numérologie chinoise, le chiffre 6 évoque une vie sans souci (promener son animal, cuire à l'étuvée), et le chiffre 9, pour sa part, évoque l'éternité (le chiffre possède la même consonance que les mots désignant le vin, un long moment, le jade noir, l'armée (dans les dynasties Liao, Jin et Yuan), tout un chacun possédant son idéogramme particulier). Quel sens Tao Ye préfère-t-il pour son "9"?


@ Fan Xi

      Je peux certes comprendre la fascination qu'exerce pareil spectacle sur ses auditoires. Il induit un regard fugace sur un univers rarement observé. Mais les implications philosophiques restent pour moi fort indigestes. Et le fait d'inviter pareille vision fortement supportée par un Régime en mal d'acceptation invite, selon moi, une approbation, une apologie, voire l'absolution d'une dictature qui afflige le quart de l'humanité. C'est une chose de conserver une innocente abnégation face à pareille tyrannie, mais c'en est une autre que de fermer les yeux consciemment sur la répression et d'approuver tacitement l'expression d'un bulldozer social qui se cache derrière pareil message artistique de conformisme politique. Je ne peux que rêver au jour où la direction du FTA s'insufflera d'une conscience sociale, bien que, réalistement, j'en doute.

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